Le 26 avril 2018, nous avons eu la chance de rencontrer Eric Charbonnier, spécialiste reconnu des pratiques éducatives et chercheur à l’OCDE sur le sujet. Interview :
Eric, avant tout, merci de prendre du temps pour nous rencontrer et pour présenter votre travail au sein de l’OCDE. En quoi consiste-t-il, précisément ?
Nous aidons les systèmes éducatifs à être innovants, équitables, et ce à partir de convictions chiffrés et appuyées par des recherches. Aujourd’hui, la clef du changement, c’est les acteurs de l’éducation (enseignants, chefs d’établissement) qui doivent être bien formés. Vous pouvez voir par exemple qu’à Singapour ou à Helsinki, il y a un grand écart avec le système français en termes de formation, d’apprentissage tout au long de la vie, de rémunération, etc. Rien qu’avec ces trois pays on a un panel très différent. Il faut cependant avoir une vision réaliste de ce qui est reproductible dans chaque pays. On ne peut pas calquer le système finlandais au système français. C’est là qu’est, je pense, la difficulté de votre approche. Il faut faire ressortir la bonne pratique en fonction des spécificités des pays. C’est, par ailleurs, notre métier à l’OCDE.
Vous appliquez donc un filtre aux différentes pratiques éducatives pour voir si elles sont applicables à chaque pays ?
Oui, l’OCDE s’est transformé dans son histoire : pendant longtemps, nous étions appelé l’organisation des pays riches. Mais avec des études comme PISA, nous avons mis sur le devant de la scène des questions comme l’équité, et couvrons beaucoup de pays émergents ou en développement. On est désormais considérés comme l’organisation des bonnes pratiques : il s’agit de mettre en avant les bonnes pratiques qui peuvent aider les pays à améliorer leur système d’éducation. D’autant qu’avec les défis auxquels notre monde est confronté, on a besoin de réfléchir sur les programmes éducatifs au-delà des connaissances : il s’agit de penser aux valeurs que l’on veut transmettre, aux compétences que les élèves doivent posséder. C’est pour cela que l’éducation est un domaine clef : nous sommes aujourd’hui 200 à travailler dessus à l’OCDE.
Avez-vous l’impression que les politiques actuelles pour la réforme de l’éducation vont dans la bonne direction ?
J’ai le sentiment qu’on a aujourd’hui des réformes (et pas seulement depuis M. Blanquer) où enfin on s’attaque aux inégalités et à l’endroit où elles naissent. Pendant longtemps, on a investi dans le secondaire et dans nos universités, en oubliant les premiers niveaux de l’éducation et les déséquilibres sociaux. Aujourd’hui, certaines choses bougent, avec une prise de conscience qu’il faut investir dans le primaire et qu’il faut accorder une grande attention aux zones défavorisées.
On parle souvent du triptyque Lire, Ecrire Compter. Frédéric Bardeau, lui, a ajouté un quatrième terme dans son livre de 2014 : Lire, écrire, compter, coder. Quelle est votre opinion quant à la possibilité d’enseigner la programmation aux enfants ?
C’est quelque chose qui rentre de plus en plus dans les programmes. On travaille d’ailleurs sur un projet qui s’appelle Education 2030, pour réfléchir à ce dont auront besoin les citoyens de demain pour faire face aux enjeux futurs dans un monde de plus en plus VUCA (Volatile, Incertain, Complexe, Ambigu). Il y a également l’importance d’acquérir d’autres compétences : être créatif, travailler en équipe, prendre des décisions, mais aussi des valeurs comme l’honnêteté, l’intégrité, etc. On élargit de plus en plus ce qu’on demande aux élèves. A la connaissance pure, on rajoute des compétences, des valeurs, afin d’essayer d’être plus en phase avec ce qui attend les jeunes de demain. Jean-Michel Blanquer parle d’ailleurs de 4 socles : lire, Ecrire, Compter, Respecter autrui.
A Singapour, par exemple, certains programmes éducatifs sont centrés autour des valeurs. Ensuite, on y ajoute des compétences et des connaissances. C’est un champ passionnant de l’éducation, et l’un des grands changements actuels des systèmes éducatifs, nous obligeant à mettre à jour nos tests internationaux (PISA). Il faut qu’on dépasse l’évaluation des systèmes d’éducation à travers de simples critères comme compréhension de l’écrit ou niveau en mathématiques.
Pensez-vous que ce genre de soft skills va prendre de plus en plus d’importance ?
Les jeunes d’aujourd’hui auront besoin d’avoir une forme de flexibilité. Leur métier évoluera, et c’est pour cela qu’il faut être préparé à cette idée de flexibilité. Aujourd’hui, 18% des jeunes occupent des métiers qui seront touchés par la robotisation. Ces jeunes-là doivent avoir accès à une formation continue de qualité. On se rend compte à cet égard qu’en terme d’apprentissage tout au long de la vie, la France est très en retard : les investissements en formation professionnelle ont été nombreux, mais pas assez ciblés sur les personnes qui en avaient le plus besoin.
Comment l’OCDE aborde-t-elle donc la question de l’apprentissage des adultes ?
On travaille beaucoup dessus, notamment avec l’étude PIAAC (Evaluation des compétences des adultes) : c’est l’équivalent de PISA chez les adultes. On voit un fossé des générations. Beaucoup de pays ont échoué à permettre aux générations des séniors de mettre à jour leurs compétences – particulièrement en France. Il est intéressant de voir comment notre société peut faire mieux pour nos enfants, mais aussi pour nos adultes. L’espérance de vie s’est allongée, et revient souvent l’idée d’utiliser les séniors pour transmettre leur expérience aux plus jeunes. Je pense que c’est la direction dans laquelle notre société doit aller.
Autre piste concernant l’avenir de l’apprentissage : expérimenter par le jeu. Quel est votre opinion sur la ludification ?
La recherche a prouvé que l’apprentissage par le jeu est particulièrement efficace. On peut par exemple apprendre les mathématiques avec des approches innovantes, comme à Singapour : On manipule des objets, on regarde des vidéos, puis on apprend les concepts après. Dans le système d’éducation français, les enseignants sont prisonniers de programmes scolaires qui sont surchargés et empreints d’un certain conservatisme. Apprendre par cœur quelque chose ne va pas stimuler la créativité des élèves. Il faut aller vers du jeu, de la créativité, pour créer une éducation qui va au rythme des élèves, c’est-à-dire davantage personnalisée – et c’est ce qu’on recommande à l’OCDE.
On voit fleurir des modèles éducatifs alternatifs, souvent issus du privé. Quelle opinion portez-vous sur les Lab Schools et autres méthodes d’enseignement innovantes ?
C’est intéressant. En France, on a une recherche en éducation qui est puissante, mais qui n’a pas été suffisamment utilisée. Ce permet de dégager des bonnes pratiques. Ensuite, il y a une réflexion à avoir si on veut les généraliser. Il faut aussi que ces expérimentations soient réalistes : est-ce généralisable à tous les établissements ? L’association Agir pour l’Ecole, à cet égard, mène un superbe travail où ils prennent du temps pour réaliser leurs expérimentations qui sont efficacement ciblées, réalistes, et basées sur le volontariat.